...le journal de bord,
                 "mural" et virtuel
presque quotidien, 
             de connaissance militante continue...
 
 


 
CEDETIM
Les cahiers de la rue Voltaire

Hommage à Félix Guattari
Au <<companero>> Félix

Michel Benasayag
 

Au compañero,car un compañero est celui que nous rencontrons avec nos tribus dans des lieux erra-
tiques et mystérieux de ce monde aux mille dimensions,à la profondeur infinie,au-delà de ce que les sédentaires de toutes les nations et de tous les peuples,ne voient pas ou ne veulent pas voir.
Au compañero et non au camarade,camarade qui implique toujours une fausse tiédeur et qui se com-
plaît dans l ’arrêt définitif,la sédentarisation des idées,la cristallisation des images,la raison d ’Etat.
Libérateur-dictateur,au nom du bien de ceux qu ’il opprime.
Au compañero,car j ’ai constaté que nombre de ses tribus (plus audacieuses que jamais …)erraient
du côté où se retrouvaient les oasis des miennes,compañero donc,et non «frère »,car cet amour-là,amour du lien de sang,est toujours prêt à verser le sang de celui qui n ’est pas mon frère,car enfin, l ’on aime toujours plus son frère que son cousin,son cousin que son voisin …et la bête immonde dévaste les longues caravanes de nomades.
Pour toi compañero,quelques lignes,traces nomades dans un désert,où,et ceci est la surprise,après
les tempêtes et la disparition des traces de pas,une mémoire,éthérée et fertile,flotte toujours,prête à être réveillée au passage du prochain nomade,du prochain rebelle,comme les ondes d ’Alice,comme les portes et les fenêtres qui en s ’ouvrant font exploser les cabinets de consultation des savants docteurs qui œdipianisent la liberté,comme ton sourire plein de chimères,bref,compañero,accompagnons-nous dans mille nouvelles aventures.C ’est la raison d ’être de ces quelques lignes qui suivent,te raconter et continuer avec toi et grâce à toi.
La solidarité ou le renforcement de la société du spectacle
Les quelques lignes que j ’entame ici font écho à une soirée organisée par différents amis de Félix
Guattari,certains de Chimères,d ’autres du CEDETIM,que ce dernier,en tant qu ’animateur 
d ’un groupe internationaliste,avait placé sous 
l ’angle de la question :«Félix Guattari et la solidarité inter-nationale.»
Si nous nous contentions de répondre d ’une façon linéaire à une telle question,nous devrions alors
partir à la recherche de l ’inventaire des actes et gestes qu ’un militant disparu aurait accomplis,pour
nous arrêter au rayon «solidarité internationale».Tout se passe en effet comme si,à la disparition d ’un camarade,on élaborait son curriculum vitae final en cherchant à remplir le mieux possible les cases,reflet tacite d ’une conception philosophique d ’après laquelle un homme ou une femme consti-tuent une unité avec des cases vides qu ’il remplit ou pas au cours de sa vie.Autant le dire tout de suite,rien de plus étranger à la pensée de Guattari qu ’une telle conception !
C ’est pourquoi il s ’agit plutôt,selon moi,d ’énoncer quelques mots à la puissance évocatrice,
quelques images et sentiments afin d ’apprécier si leur consonance avec d ’autres mots et images arri-ve à «faire rhizome »,et d ’autre part de voir en quoi ces tribus nomades de la révolte peuvent deve-nir «machines de guerre »dans le combat pour l ’émancipation et la liberté.Dans cette perspective,la notion même de solidarité internationale reste étrangère à tout ce qui,à mon
avis,était la pensée de Guattari.En effet,l ’idée de solidarité implique la conception d ’une situation
par rapport à laquelle un spectateur reste extérieur,et dans laquelle il choisit son camp,conception qui au demeurant ne peut pas ne pas être rapprochée de l ’essence même de la société du spectacle,où il ne s ’agit pour le citoyen-spectateur que de choisir son camp dans le match auquel il assiste.
Certes,la solidarité internationaliste compte avec une histoire et un devenir contradictoires et com-
plexes et l ’époque n ’est pas si lointaine où il 
s ’agissait de déceler,choisir ou trouver le «fer de
lance »,qui n ’était autre que l ’apparition phénoménale dans le monde du sujet de 
l ’histoire.On devait alors être solidaire de certains peuples,classes,races,etc.,non de par leur position singuliè-re dans la situation concrète,mais parce qu ’ils étaient sensés représenter le sujet téléologique,sous sa version messianique,de la libération de l ’humanité.
A cette époque totalisante et totalitaire,succède,aujourd ’hui,sa sœur jumelle,mais symétriquement opposée,celle qui nie le sujet,le sens,la liberté,de par la négation d ’une concaténation quelconque dans le monde et dans
l ’histoire.Il s ’agit de cette époque dans laquelle nous nous trouvons encore et qui a débuté par le cri de guerre des nouveaux maîtres-à-penser,ces nouvelles figures de la réac-tion que sont les nouveaux philosophes et qui restent les sophistes de toujours.En déclarant qu ’il fal-lait «en finir avec les sanglots longs de l ’homme blanc »,ils souhaitaient la bienvenue au relativis-me culturel bon marché,père du nouveau racisme,leur permettant d ’énoncer un principe,soit dit en
passant,tout aussi autoritaire et arbitraire que celui de la concaténation universelle,celui selon lequel entre les phénomènes humains,politiques,sociologiques,culturels,il 
n ’existe aucune relation,aucun
lien.Apparente négation du lien pour mieux permettre de conserver et renforcer les liens et les rela-tions d ’oppression que les pouvoirs centraux exercent,sous différentes formes,sur 
l ’ensemble du monde.Et dans cette vision,la solidarité est devenue une version renouvelée de la vieille philan-thropie caractérisant la figure repoussante de la dame patronnesse,qui espère que son aumône aura le pouvoir de garder l ’état des choses et les choses en l ’état.
En effet,chaque fois que nos si beaux et si photogéniques «french doctors »apportent une aspirine ou un sandwich aux populations qui souffrent,leur geste paraît refléter toute leur impuissance de par son manque flagrant d ’efficacité.Or,il existe en fait une efficacité paradoxale,énorme,dans la mesure où la solidarité et l ’humanitarisme permettent de guérir et 
d ’apaiser toutes les blessures et
douleurs des «belles âmes »occidentales qui,pressées de faire la charité,acceptent avec soulage-ment l ’impuissance à laquelle celle-ci les soumet.
C ’est donc en ce sens que «solidarité »renvoie aujourd ’hui au renforcement de la société du spec-tacle et du contrôle,au renforcement des mécanismes de sédentarisation propres à nous rapprocher de cette douce et tiède sensation du spleen où l ’on jouit de et par notre impuissance.
Car à quiconque voudrait se révolter,notre société répond par une série de questions qui ne sont que
des pièges et des invitations à l ’impuissance.En effet,celui qui,face à une injustice,ose se révolter,
se verra aussitôt interrogé sur son programme concernant l ’économie,l ’écologie,le chômage,la
Bosnie,le Timor oriental,la situation des femmes,
l ’excision,bref,on lui demandera de se rendre à
l ’évidence de sa totale impuissance,de faire 
l ’aumône et de se taire.
Or voilà où,à mon avis,Félix commence à nous aider,car si à celui ou celle qui se révolte on deman-de de prendre en charge «le monde »,
d ’avoir un programme alternatif pour 
«le monde »,nous pou-vons nous interroger avec lui sur ce que c ’est finalement que ce machin qu ’on nomme «le monde ».
Il s ’avère à la réflexion que ce n ’est que ce patchwork ridicule,cet ensemble désassemblé,cet arbi-traire minable que les différents médias et en particulier la télévision nous présentent comme étant «la situation du monde »,à laquelle il s ’agit pour nous d ’opposer des mondes et des situations.
La révolution moléculaire
De nos jours,il est devenu courant et d ’un simplisme affligeant d ’énoncer que le monde est com-plexe.Et ce constat de la complexité du monde n ’est certainement pas une invitation à la pensée qui permettrait l ’action,mais s ’apparente plutôt à une injonction qui prohibe des pensées dans la multi-plicité des situations,des points concrets qui nous permettent de multiples décisions et révolutions moléculaires.
Chaque situation est certes complexe,mais le complexe n ’est pas ce à quoi une décision ou une
révolte doit impérativement répondre pour exister en tant que telle.Dit autrement,à mon avis,la
pensée de la révolution moléculaire nous permet justement de lancer des praxis nouvelles,de créer
du radicalement nouveau en se dégageant de l ’exigence gestionnaire d ’après laquelle pour nous
révolter,nous devrions posséder préalablement un programme capable d ’offrir des solutions de
rechange à chaque problème de ce que les crétins qui nous gouvernent appellent «le monde ».Car
c ’est la détotalisation,ou la capacité de tolérer 
l ’angoisse du multiple,qui est à mon avis ce qui nous permet aujourd ’hui d ’imaginer et de réaliser des milliers de luttes-fêtes libertaires.
«Le monde »n ’existe pas,il n ’existe qu ’une myriade de mondes et de situations possibles,tous plus ou moins fragiles,que nous pouvons imaginer et créer.Les maîtres de l ’univers pourront tant qu ’ils
existeront jouir de ce qu ’ils posséderont apparemment dans le désert existentiel où 
l ’utilisation de leur pouvoir et l ’écrasement de toute puissance les plongent.Car l ’exercice du pouvoir implique le devenir transparent,ce qui ressemble à s ’y méprendre au nettoyage par le vide,le maître ne pouvant pas vider impunément sans se vider.Et c ’est la raison pour laquelle jamais la révolte ne pourra pas-ser par le chemin qui nous conduit à devenir des maîtres,fût-ce des maîtres libérateurs.
Constituer ces multiples qui comptent pour un…
A présent,nous pouvons revenir à ce qui,avec la solidarité,«fait rhizome »dans la pensée de
Guattari.Premièrement,il y a d ’un point de vue lourd,fort,ce qu ’il développe avec Deleuze dans
«L ’Anti-Œdipe ».Il n ’est,en effet,pas «solidaire»de tel ou tel peuple du tiers monde,mais four-nit dans ce livre la «machine de guerre»capable de faire éclater les rapports de pouvoir propres à la famille modelée sous la figure sordide de l ’Œdipe.Faire éclater les voies dominantes de repré-sentation des affects implique ainsi la libération d ’une puissance,la renomadisation capable de mettre sérieusement en cause les fondements de la propriété privée,de la religion,du patriarcat,du machisme,etc.
Félix n ’est pas solidaire,il lutte en rencontrant un peu au hasard,un peu par vocation,ceux qui lut-
tent.Il ne fournit pas de programme clés en main,pas plus qu ’il ne construit de modèles,et de ce fait,il ne se transforme jamais en bon maître libérateur.Mais il nous a montré dans 
«L ’Anti-Œdipe » comment une machine de guerre pouvait déterminer les coordonnées d ’une axiomatique libératrice.
Félix n ’était pas solidaire des Noirs,des Arabes,des Juifs,des Latino-américains,etc.Il était un négro,un bougnoule,un youppin,un sudaca,un métèque.De prime abord,cela peut sembler bien poétique et sympathique,et plutôt le fait d ’une belle âme souffreteuse et impuissante.
C ’est pourquoi il est nécessaire de comprendre ce que peut être un rhizome pour se rendre compte à quel point Félix s ’est trouvé à une distance sidérale de la figure de la belle âme.
Le concept (mais Félix aurait-il aimé qu ’on 
l ’appelle ainsi ?)de rhizome est un concept pour ainsi dire rationnellement compréhensible,et applicable.Nous pouvons utiliser comme exemple pour le comprendre le mécanisme de la relativité tel que l ’explique et le découvre Galilée au dix-septième siècle.En effet,celui-ci s ’est rendu compte que lorsqu ’on lançait du haut du mât d ’un bateau en mouvement un objet lourd,celui-ci prenait le même temps pour arriver à terre qu ’un objet lancé de la même hauteur sur terre ferme.Or le premier objet avait parcouru une distance supplémentaire par rapport au deuxième,à savoir la distance de la chute +la distance parcourue par le bateau,ce qui veut dire qu ’il y a une distance qui a été parcourue dans un temps zéro,chose qui en principe restait impossible et impensable.Le même mécanisme nous sert quand nous visons la tête d ’un fasciste qui court.Il est conseillé,avant de tirer,d ’imprimer à l ’arme un mouvement qui suit,qui s ’adapte au
mouvement du fasciste.Ainsi,la balle sortira du canon avec un mouvement déjà adapté au corps en
mouvement.La balle qui se prépare constitue ainsi un système unique avec la tête qui se déplace.
Comme nous pouvons le voir,y compris par l ’effet peu esthétique de la chose,il n ’y a pas de poé-
sie là-dedans.Faire rhizome signifie que la balle devient tête en déplacement comme la tête devient
balle en mouvement.
Cependant,entre le point fixe qui vise et le point en mouvement,nulle unité,nulle harmonie onto-
logique.Mais il existe pourtant la possibilité de la création,de l ’établissement d ’un rhizome,d ’un
système dans lequel cette balle qui vise établit une unité paradoxale (le multiple compte pour un)
avec l ’objet qu ’elle vise.Elle pourra l ’atteindre ou non,et de l ’autre côté la tête pourra éviter ou être atteinte par le coup.Mais en tous cas,il y aura eu ce moment éphémère dans lequel un système par- tagé donne l ’être à la consistance qui le détermine.Un rhizome est ainsi ce qui,sans rétablir le prin-cipe dialectique de la concaténation universelle,mais en gardant le principe matérialiste de la déliai-son et du multiple ontologique,nous permet de comprendre ce qui dans la déliaison peut entrer en consonance par la configuration éphémère d ’un système unique.Etre négro ou bougnoule par rap-port au racisme n ’est pas ainsi être le Blanc solidaire du pauvre raton,mais cela signifie au contrai-re le devenir,et l ’assomption de la condition bougnoule ou métèque,à la lumière de la révolte et duprojet de dépassement commun.
Les conséquences et corollaires n ’en sont pas minces.D ’une part,il est certes ridicule de lire son
journal pour décider «de quel côté on est »,mais pire encore est le fait de considérer par exemple
que la lutte contre l ’apartheid est «une question de Noirs »dont les Blancs n ’ont qu ’à être solidaires.
Car nous glissons là,inévitablement,vers un racisme à la bonne conscience qui consiste à croire
qu ’un Noir,de par le degré de mélanine contenue par sa peau,ne peut qu ’être anti-raciste.Et aux
belles âmes de s ’étonner de voir sur leur écran de télévision des flics noirs réprimant et battant
d ’autres Noirs.Or dire que l ’anti-racisme est une question de Noirs,est en soi un énoncé raciste.Il
est bon de se rappeler que le commando de résistants juifs du ghetto de Varsovie a commencé par exécuter,et ceci pendant longtemps,les Juifs collaborateurs de la police du ghetto avant de tuer les premiers Boches S.S..Et ceci est magnifique car cela montre que la liberté,que tout projet libertai-re,n ’est pas surdéterminé par une race,une religion,ou une classe sociale quelconques.Rhizome signifie donc,non pas «solidarité »,mais «faire système »,constituer ces «multiples qui comptent pour un »au sein d ’une révolte.
Il existe cependant un autre élément qui pourrait nous faire persister dans la pensée de la solidarité,celui qui,en partant du sens commun,nous conseille tout bêtement d ’être gentil,de protéger les faibles contre les forts,donc de ne pas permettre (ou pas trop,ou pas toujours),ou bien de le per- mettre seulement quand il y a une bonne raison,que le fort écrase le faible ;ou même,finalement, au constat qu ’effectivement le fort écrase le faible,de nous contenter de verser une larme ou une aumône en devenant ainsi une belle âme.A vrai dire,la pensée du rhizome comme système à partir duquel une machine de guerre peut exis-ter nous permettant de mener la révolte,ne part,à mon avis,en aucun cas,d ’une telle pensée d ’après laquelle il y aurait des faibles et des forts.Conseiller aux forts ou leur demander de ne pas écraser les faibles,il faut le savoir,nous conduit toujours à cristalliser leur place de maître car comme l ’écri- vait Shakespeare :«Les maîtres de l ’univers sont ceux qui,en pouvant le détruire,ne le font pas ».
Un projet de libération n ’est jamais un projet de ce type car dans ce cas-là,la solidarité prendrait la repoussante et sordide figure de la militance que je nommerais «militance S.P.A.» dans laquelle on
conseille,on demande,on supplie,si on est très dur,parfois,on menace,que le maître ne fasse pas
de mal à son chien.
Une pensée de la liberté est une pensée qui 
s ’oppose absolument à ce genre de conception,et pour l ’expliquer,je développerais l ’exemple caricatural du chien.Si je ne traite pas mal mon chien,et si au contraire,d ’une façon sérieuse,je respecte,sans avoir peur des mots,le mystère de la vie dont il est porteur au même titre que moi,si je construis avec lui une relation de non possession mutuelle où je peux me reconnaître moi-même dans mes peurs,mes appétits et mes pulsions aussi multiples et aussi étrangers à moi que mon chien 
l ’est pour ma conscience,j ’aurais construit un tout petit monde,une situation dans laquelle toute utilisation de la force,toute brutalité,casserait ce système, ce rhizome duquel mon chien,quelques os,mon bureau,mes rêves,mon amour pour la révolte,son étonnant appétit pour quelques odeurs très fortes,font partie.
Le monde ne se divise en effet pas en faibles opprimés et en forts oppresseurs et pour illustrer ceci par des exemples un peu plus politiques que mon chien,parlons de cette question qu ’on a souvent entendu poser de la possibilité ou non pour un groupe révolutionnaire,de se servir de certaines
méthodes (comme la torture)ou de certaines armes.De là,d ’interminables discussions 
s ’ensuivirent, propres au champ théorique de la dialectique,sur le rapport entre la fin et les moyens.Or,à vrai dire, quand on abandonne la pensée en termes d ’un sujet ou d ’un moi transcendantal,on peut dire que le
changement d ’une situation élimine la situation antérieure.Ainsi,par exemple,si un révolutionnai-
re venait à utiliser contre quelqu ’un la torture,ce ne serait pas un révolutionnaire utilisant la torture, ,mais tout simplement un tortionnaire.La fin et les moyens qui relèvent d ’une fiction transcendanta- le,nous font croire qu ’il existe des entités qui,à l ’image de la permanence de la pierre,traverseraient impunément les différentes situations auxquelles elles sont confrontées.Or rien,mis à part l ’illusion sédentaire des philosophes réactionnaires,ne nous permet 
d ’identifier une entité telle que son poids
et sa profondeur ontologique puissent garantir son existence au-delà des situations qui lui donnent
existence.C ’est pourquoi aussi,dans l ’exemple de 
l ’apartheid,il ne s ’agit pas de solidarité quel-
conque ou du parti que va prendre un moi transcendantal dans les différentes situations immanentes qui l ’entourent,mais de comprendre tout bêtement qu ’un homme X n ’est pas le même,profondé-ment le même,s ’il accepte de vivre dans un monde où l ’apartheid existe,ou bien s ’il décide de se révolter.Il n ’est pas le même car il n ’est question de l ’être de l ’être humain que dans et à travers les paris qu ’il lance et qu ’il partage.
Peut-être me permettrais-je ici une rapide parenthèse pour marquer ce qui,à mon avis,correspond sinon à une aporie,du moins à un point-problème dans la pensée de Guattari,point-problème qui a, en tous cas,le mérite de provoquer ma pensée.Il s ’agit de la question de la «discrimination »des
rhizomes existants.Autrement dit,si un rhizome constitue une situation,qu ’est-ce qui détermine
dans le multiple et la déliaison propres à l ’être que certains états fassent rhizome,ou dit avec des
mots qui me sont plus familiers,qu ’est-ce qui fait qu ’ils établissent la consistance d ’une situation
plutôt que d ’une autre ?
En effet,est-ce que n ’importe quoi peut faire rhizome avec n ’importe quoi ?Ou dit autrement,est-ce que l ’absence de ce qui pourrait être un régime de discrimination de ce que l ’on nomme l ’événe-ment n ’est pas dangereuse dans la mesure où elle nous plonge dans ce que l ’on appelle la polysémie post-moderne ?
Je crois que la recherche des éléments qui nous permettent de discriminer,de diviser,est nécessaire, car on ne peut aborder la pensée du social si l ’on considère que finalement tout n ’est qu ’une question d ’esthétique.Que quelqu ’un,par exemple,joue au golf ou qu ’il milite pour les droits civiques d ’une minorité opprimée,bref,qu ’il trahisse ou qu ’il résiste,ou encore qu ’il reste indifférent,qu ’est-ce qui nous permet de dire qu ’entre ces trois exemples la différence n ’est pas gratuite ou «esthétique »?
Selon moi,il s ’agit de comprendre que même l ’esthétique n ’est pas esthétique dans la mesure où la question sur le beau n ’est elle-même jamais une question «esthétique »,dans le sens de gratuit ou
d ’«un coup pour rien ».
Il n ’y a jamais «un coup pour rien »,car même si nous partons d ’une critique radicale de tout his-
toricisme déterministe,c ’est-à-dire même si nous considérons que les différentes situations ne sont
pas ordonnées par une concaténation quelconque,nous ne pouvons penser que dans la situation,et dans la situation tout n ’est pas du pareil au même.Il s ’agit donc bien de repérer ce qui fait la diffé-rence ou,comme le disent les philosophes depuis toujours,qu ’il existe quelque chose plutôt que rien.
Autrement dit,la situation existe d ’une façon non nécessaire,mais dans cette situation,que l ’on peut
appeler un monde parmi des mondes,quelque chose existe dans ce qui existe qui fait que la pensée
et la liberté sont possibles.
Le monde,ou ce que l ’on nomme le monde,se présente toujours comme une solution étanche,un
ensemble de renvois symboliques capables de créer une véritable consistance.Par rapport au carac-
tère ontologique de la consistance,nous pouvons toujours dire qu ’il s ’agit,comme le dit Spinoza,
non pas de quelque chose qui existe en soi et qui nous est ainsi donné,mais bien au contraire,que
toute consistance qui configure un monde ou une situation,relève du registre du pouvoir.Or,le pou-
voir existe seulement sous condition de la délégation imaginaire de la puissance provenant des indi-vidus,par laquelle il est favorisé et dont il est alimenté.Mais que la délégation de la puissance,qui
constitue et configure les pouvoirs,soit une délégation «imaginaire »,n ’empêche nullement que
cette instance du pouvoir ait bel et bien des effets dans la réalité.
L ’inconsistance implique ainsi ce mouvement de déliaison dans lequel un sujet se constitue de par
le pari du questionnement de la consistance de la situation.La consistance déclare par la bouche de
ses multiples représentants :«Circulez,il n ’y a rien à voir !» en voulant par là affirmer que cette
surface lisse de la consistance,du pouvoir,ne saura offrir des failles où il y ait «quelque chose à
voir ».Mais au cas où,envers et contre tout,quelques fissures apparaîtraient,les agents de la consis-tance nous fournissent cette formule d ’auto-contrôle et d ’auto-censure qui nous permet de replonger dans notre sommeil de type opiomane,en nous berçant au son de sa musique: «Ça doit être pour quelque chose ».Ainsi,la consistance,même quand elle offre des failles,peut être réparée «imagi-nairement »(mais toujours avec des effets dans le réel)par ce type de phrase incantatoire qui rassu-re ceux qui veulent être rassurés qu ’en effet il n ’y avait rien à voir.
Ainsi,la pensée n ’est pas n ’importe quelle activité corticale,la pensée est toujours pensée de et sur
le point d ’inconsistance,de déliaison d ’une situation,tout en sachant qu ’inconsistance et déliaison ne sont jamais données en soi dans la situation,mais relèvent d ’un pari,d ’un forçage militant,d ’unacte sans garantie qui dit :«Ce qui est comme ça n ’est pas forcément comme ça »,ou dit autrement,il y a toujours le niveau de ce qui existe,mais aussi toujours la possibilité d ’une question qui s ’énon-cerait ainsi :«Mais qu ’est-ce qui existe dans ce qui existe ?».Les discours du pouvoir consistent dans l ’affirmation que cette question n ’a pas lieu d ’être posée,car il n ’existe que ce qui est donné à la perception normalisée immédiate,et toute faille est à réparer ou restaurer.Mais pour nous,la recherche militante de ce qui pourrait exister dans ce qui existe,est la seule garantie de ce que vrai-ment il puisse exister quelque chose dans ce qui existe.
Les énoncés du pouvoir sont donc toujours des énoncés visant à saturer et nulle part nous ne trou-verons dans la réalité et dans le quotidien des invitations et des appels à l ’engagement et à la pen-sée.Car engagement et pensée sont seulement possibles sous la forme de la transgression,de la sub-version.Finalement Félix fut sa vie durant un subversif,un rebelle,bref un nomade qu ’aucun chant des sirènes ne sera parvenu à sédentariser.Dans ce sens-là,aucun souvenir qui puisse le «panthéo-niser »n ’est possible ni souhaitable et il ne nous reste à présent qu ’à continuer notre marche.
 
 

CHIMERES 1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf
 
 
 

 
Plissé fractal
ou comment les machines de Guattari
peuvent nous aider à penser
le transcendantal aujourd’hui

PIERRE LÉVY

Pierre Lévy,
professeur de
communication à
l’université de Paris
VIII.

Dernier livre paru :
Les arbres de la
connaissance,
La Découverte, 1992.
 
 

LA PENSÉE DOIT S’ÉLANCER EN AMONT DES 
« FAITS » pour s’interroger, non seulement sur leurs causes mécaniques,mais également sur ce qui les fait être ce qu’ils sont, sur les agencements d’énonciation dont ils sont les énoncés, sur les mondes de vie et de signification du magma desquels ils sur-gissent.
Remonter vers les sources, tel est le sens du problème du transcendantal.
Par quoi y a-t-il un monde ? L’histoire de la philosophie et,partiellement, celle de la science, peuvent être considérées comme l’ensemble des propositions qui ont été articulées pour répondre à cette question. Il n’est évidemment pas pos-sible
de reprendre ici toute l’histoire de la philosophie, ni même de la résumer. Nous nous contenterons de quelques coups de sonde inspirés par certains travaux récents, puis nous montrerons comment les machines de Guattari (qui sont tout sauf mécaniques) nous aident aujourd’hui à reposer ce
problème.
Au lieu sans lieu de l’origine toujours présente, faut-il élire,à la suite de Kant, un sujet transcendantal de la connais-sance? Ou bien, comme les cognitivistes contemporains, une
architecture du système cognitif humain ? Cela nous renvoie immédiatement à une nouvelle instance, car le fondement biologique du sujet cognitif est dans le cerveau, comme le
pensent aujourd’hui les connexionnistes et les tenants de l’homme neuronal. Or, quitte à situer la source dernière sur la strate biologique, ne devrait-on pas plutôt considérer l’organisme tout entier, ses opérations récursives et son auto-poïèse,comme le sujet cognitif ultime, celui qui calcule son monde ? On suivrait en cela tout le courant de la deuxième cybernétique, notamment illustrée par von Foerster, Maturana et Varela. Aurions-nous alors atteint le terme ? Non, car
l’organisme tel qu’il est renvoie deux fois aux contingences de l’Histoire : le « dehors » intervient une première fois à tra-vers
la construction ontogénétique et l’expérience de vie; il se loge une seconde fois au coeur de l’organisme spécifique au hasard de la phylogenèse. L’évolution biologique, à son tour, ne peut se séparer de l’histoire infiniment bifurquante et
différenciée de la biosphère, et même au-delà, elle se connecte rhizomatiquement à la terre, à ses replis et à ses climats, aux flux cosmiques, à toutes les complexités de la physis et de son
devenir.
Plutôt que de conduire, de proche en proche, du cognitif au biologique et du biologique au physique, la méditation du sujet transcendantal de la connaissance peut renvoyer à son autre : l’inconscient des affects, des pulsions et des fantasmes.
Mais, ici encore, il est impossible de s’arrêter à l’inconscient freudien comme à un terme dernier. Guattari et Deleuze ont montré que ledit inconscient ne se limitait pas à un réservoir
de désirs incestueux ou agressifs refoulés mais qu’il était ouvert sur l’Histoire, la société et le cosmos. L’inconscient total, qui n’est plus conçu comme une entité intrapsychique,
ce sont les agencements collectifs d’énonciation, les rhizomes hétérogènes le long desquels circulent nos désirs et par les-quels se jouent et se rejouent nos existences. Or on ne peut
établir une liste a priori de tout ce qui entre dans la composi-tion des agencements d’énonciations et des machines dési-rantes: lieux, moments, images, langages, institutions,techniques, flux divers, etc. Et finalement, de nouveau, nous découvrons que le terme ultime, ou plutôt l’horizon sans terme du transcendantal ici nommé « inconscient », pourrait
bien être le monde lui-même.
Revenons au carrefour d’où nous étions partis, le sujet de la connaissance, pour suivre une troisième voie, celle de l’empi-rie.
L’expérience n’est-elle pas originaire ? Et avant même l’expérience, les sens qui la rendent possible? Dans Les cinq sens, Michel Serres a réussi le tour de force de construire, à
partir de chacune des modalités sensorielles, une métaphy-sique,une physique, une gnoséologie, une esthétique, une politique et une éthique. La sensation serait donc fondatrice.
Mais le propre du toucher, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et de la vue, n’est-il pas de se rapporter au monde ? Si la per-ception fait exister pour nous le dehors, c’est aussi, en retour,
sur le devenir et la splendeur terrible du monde que repose la vie des sens. Etre, c’est être perçu, disait Berkeley. La per-ception et le monde sensible sont les deux faces, les deux bords du même pli. Par un renversement peut-être prévisible, le livre suivant de Michel Serres, Statues, mettait la chose, la masse, l’extériorité la plus dense au fondement des collectifs
humains, des subjectivités et de la connaissance. L’empirisme situe le monde au coeur de la connaissance. C’est ce que Kant,qui avait voulu placer au centre le sujet, avait bien fait voir
dans sa métaphore de la « révolution copernicienne» en phi-losophie.
Mais on a beau chasser le monde par la grande porte du transcendantal, il revient par les fenêtres du corps, sous l’aspect d’images impalpables qui hantent et font vivre le
sujet, et par la force du temps, qui transforme tout.
En explorant d’autres voies, nous pouvons remonter du sujet individuel aux significations sociales qui l’habitent, à l’ima-ginaire instituant qui le traverse (Castoriadis), à l’envoi his-torial qui le destine (Heidegger), aux épistémaï qui structurent
son discours (Foucault), etc. Rappelons que la principale apo-rie,lorsque l’on considère un transcendantal historique, vient de son caractère par définition évolutif et varié. Il y a bien un
transcendantal historique, mais sous l’effet de quelles causes,de quels devenirs innommés se métamorphose-t-il en perma-nence? Si l’on concevait des causes et des effets dans la
région transcendantale, qu’est-ce qui la différencierait alors du domaine empirique ? Tout le factuel et le contingent de l’Histoire (géographie, écroulements d’empires, propagations
de religions, inventions techniques, épidémies, etc.) ne rétro-agit-il pas sur la région historiale ? Les tours et les retours du transcendantal historique ne résultent-ils pas d’effets écolo-giques,de processus cosmopolites ? De nouveau, pour com-prendre ce par quoi il y a un monde, nous sommes ramenés à la complexité et aux remous du monde lui-même.
Première approche du pli
En effet, c’est toujours le monde, sa multiplicité indéfinie, sa réalité, sa matérialité, sa topologie singulière, les contingences de son devenir, Cosmopolis peuplée de collectifs hétérogènes
à l’infini et à toutes les échelles de description, c’est finale-ment le monde lui-même, dis-je, que l’on découvre, à chaque fois, en amont du complexe vital de significations qui fait être tel monde pour nous. Par les métaphores et les images reçues, par les significations culturelles à nous transmises (impliquant dans leurs plis des fragments holographiques de nature), par l’inconscient machi-nique branché sur le dehors, par les techniques matérielles,les écritures et les langues sous la dépendance desquels nous pensons et produisons nos messages, tout ce par quoi nous
expérimentons et vivons le monde est précisément le monde lui-même, à commencer par notre corps de sapience.
L’organisme vivant est certes producteur de sa niche-univers plutôt que platement adapté à elle, il faut suivre en cela Varela. Mais nous devons également reconnaître que le monde extérieur, ou si l’on veut « le milieu », est toujours
aussi déjà contenu par l’organisme connaissant qui le produit.
Dans le vivant, le monde s’est localement replié en machine autopoïétique et exopoïétique, productrice de soi et de son dehors. En amont du monde empirique expérimenté par nous, le monde transcendantal que nous évoquons ici n’est certes
pas réductible à quelque strate physique, ou biologique, ou sociale, ou cognitive, ou autre. Ce n’est pas non plus la somme ordonnée ou bien articulée des strates. Il s’agit du monde comme réserve infinie, trans-monde, sans hiérarchie
de complexité, toujours et partout différent et compliqué : Cosmopolis.
Corps, cultures, artifices, langages, significations, récits…l’empirique devient transcendantal et le transcendantal fait advenir un monde empirique. 
« Ça » se plie et se replie en transcendantal et empirique. Le pli est l’événement, la bifur-cation
qui fait être. Chaque pli, action-pli ou passion-pli, est le surgissement d’une singularité, l’amorce d’un monde. La prolifération ontologique est irréductible à l’une ou l’autre couche particulière des strates ; irréductible également à quelque pli-maître comme celui de l’être et des étants, de l’infrastructure et de la superstructure, du déterminant x et du
déterminé y. Le monde total et intotalisable, le trans-monde cosmopolite, différencié, différenciant et multiple est au
contraire infiniment replié, il fourmille de singularités dans les singularités, de plis dans les plis. Les oppositions binaires massives ou molaires comme l’âme et le corps, le sujet et l’objet, l’individu et la société, la nature et la culture, l’homme et la technique, l’inerte et le vivant, le sacré et le profane, et même l’opposition dont nous sommes partis entre transcen-dantal et empirique, tous ces partages sont des manières de
plier, ils résultent de plis-événements singuliers du même « plan de consistance » (Deleuze et Guattari). « Ça » aurait pu se plier autrement. Et comme le pli advient dans un monde infiniment diversifié mais unique, on peut toujours remonter
à l’événement du pli, suivre son mouvement et sa courbure, en dessiner le drapé, passer continûment d’un côté à l’autre.
L’âme et le corps chez Gilbert Simondon
Si bien que, comme l’a montré Gilbert Simondon, il n’y a pas de substances mais des processus d’individuation, pas de sujets mais des processus de subjectivation. La subjectivation comme action ou processus continué constitue un « dedans »
qui n’est autre que « le pli du dehors » (Deleuze). Les dua-lismes aplatissent et unifient violemment ce qu’ils distinguent, empêchant ainsi de repérer les plis et les courbures par quoi les régions de l’être passent l’une dans l’autre. « Descartes
n’a pas seulement séparé l’âme du corps ; il a aussi, à l’inté-rieur même de l’âme, créé une homogénéité et une unité qui interdit la conception d’un gradient continu (je souligne,P. L.) d’éloignement par rapport au moi actuel, rejoignant les zones les plus excentrées, à la limite de la mémoire et de l’imagination, la réalité somatique. » (Gilbert Simondon,L’individuation psychique et collective, p. 167)
L’âme et le corps, saisies comme des multiplicités différen-ciées,communiquent par leurs zones d’ombre. La conscience libre, rationnelle et volontaire, d’une part, le mécanisme phy-sico-
chimique des organes, d’autre part, se rejoignent par la sensation, l’affect, toute l’obscurité psychosomatique du désir, de la sexualité et du sommeil. Le machinal, le réflexe, l’hérité du psychisme, toute la division et l’extériorité de
l’esprit à lui-même le replient vers le somatique, le font deve-nir corps.
L’union psychosomatique ne devient un problème que si l’on tente de connecter les extrémités du pli, qui ne sont que deux cas limites : d’un côté, la conscience claire et rationnelle ; de l’autre, le corps-matière ou le cadavre auto-mobile. Mais
l’âme et le corps communiquent toujours déjà par le pli qui les rapporte l’un à l’autre, par les multiplicités noires de la courbure qui forment la plus grande part du sujet.
L’effort pour suivre le pli, esquissé ici sur le cas de l’âme et du corps, devrait être mené sur toutes les oppositions molaires. A chaque fois, en lieu et place d’entités homogènes et bien découpées, on découvrirait un plissé fractal (Mandelbrot), une infinie différenciation de l’être suivant des
plis passant continûment les uns dans les autres.
La science et la société chez Bruno Latour
Ce que Gilbert Simondon a mis en lumière concernant les rap-ports de l’âme et du corps, Bruno Latour l’a montré sur le cas de la science et de la société. L’auteur de La science en action
a replongé la science et la technique dans le grand collectif hétérogène des hommes et des choses. Mais ce serait une erreur de croire qu’il a dénié toute spécificité à la technos-cience parce qu’il montre les forces disparates qui la compo-sent.
La science et la technique émergent d’un méga-réseau hété-rogène,elles contribuent en retour à le nouer, à le courber autrement. Sciences et techniques résultent d’un pli du col-lectif cosmopolite, qui se replie en science des choses, d’un côté, et en société des hommes, de l’autre. Il y a bien une identité (multiple et variable) de la science, un style de pli, un régime d’énonciation qui la singularise. Mais un penseur rigoureux ne peut se donner la particularité pro-duite par un événement (fût-il continué) sans avoir parcouru préalablement le pli qui l’effectue. Il ne peut se donner l’essence avant le processus. Avant toute spécificité de la connaissance scientifique et de l’efficacité technique, il y a
d’abord une manière de plier entre la vérité des choses en soi et le conflit herméneutique des subjectivités. Ce type de par-tage
se replie toujours de nouveau, au sein même de l’activité scientifique, et pourrait toujours se plier autrement ou ailleurs.
Telle proposition scientifique aurait été située sur la face sociale ou trop humaine du partage si le pli était passé plus loin. Comme pour l’âme et le corps, le travail qui consiste à retrouver et dessiner le pli ne peut s’accomplir sans dissoudre
l’unité et l’homogénéité des régions qu’il distingue. Il reste que, malgré toutes les analogies possibles, le pli qui singula-rise la science n’est pas identique, par exemple, à ceux qui font advenir la justice, la beauté ou la sainteté.
Les lois de l’inerte et le miracle du vivant
chez Prigogine et Stengers
De tous les contemporains explorateurs de plis, Illya Prigogine et Isabelle Stengers comptent sans doute parmi les plus remarquables. Dans leurs deux ouvrages, Entre le temps et l’éternité, et La nouvelle alliance, ils ont tenté d’abattre le
rideau de fer ontologique qu’une certaine tradition philoso-phique avait construite entre les êtres (l’en soi) et les choses (le pour soi). S’appuyant sur les derniers développements de la science contemporaine, la philosophe et le prix Nobel ont
profondément renouvelé la philosophie de la nature. A les lire, on redécouvre dans la physis l’irréversibilité du devenir et le caractère instituant de l’événement que l’on avait cru réser-vés aux univers de l’homme (depuis que l’on pense l’Histoire) et de la vie (depuis la découverte de l’évolution biologique).
Les processus loin de l’équilibre et les systèmes dynamiques chaotiques connectent par un pli longtemps resté invisible la nécessité statique du mécanisme et le hasard miraculeux de
l’auto-organisation vivante. Dès lors que le déterminisme de la « matière » et l’inventivité finalisée du vivant ne sont plus que des cas limites d’un continuum infiniment complexe,replié et parsemé de singularités, la vie et l’univers physique,le signal et la signification cessent de s’opposer. Non seule-ment ils se rapportent l’un à l’autre dans leur différence, mais ils passent aussi l’un dans l’autre.
Le concept de système dynamique chaotique est l’un de ceux qui permettent de penser la volute géante unissant la vie orga-nisée aux nécessités de la physis. Pour illustrer et modéliser ce concept, Prigogine et Stengers ont notamment choisi la
« transformation du boulanger », c’est-à-dire l’étirement et le repli indéfiniment réitéré d’une surface représentant « l’espace des phases d’un système ». L’opération mathéma-tique
de la transformation du boulanger est une sorte d’ana-logue formel du travail qu’un véritable boulanger fait subir à une pâte à pain (voir La nouvelle alliance, p. 329-343 et 401-
407 ainsi que Entre le temps et l’éternité, p. 96-107). Et peut-être est-ce l’image même du temps avant qu’il ne coule, avant qu’il ne soit saisi dans un système de coordonnées : ce mou-vement
sans fin d’étirement, de pli et de repli d’une surface abstraite.
La mécanosphère
Des plis ne cessent d’involuer et de se recourber les uns dans les autres, tandis que d’autres se déplient. Accueilli dans le pli individuant, le signe ou l’ondulation des choses, devient signification. Les êtres s’individuent autour des plis des
choses, du vallonnement des paysages, des courbes des corps,des arabesques dessinées par quelque ligne mélodique, de la tournure des événements… Des entités s’individuent ou se désindividuent pour que « ça » se prête à d’autres plis, que « ça » se réindividue autrement. Qu’il s’agisse d’un objet cos-mique, d’une espèce, d’un biotope, d’une culture, d’un régime politique, d’un moment, d’une atmosphère ou d’un sujet, sous tout processus d’individuation, une machine travaille (voir
« L’hétérogenèse machinique », Félix Guattari, Chimères n° 11, 1991, repris dans Chaosmose, Galilée, 1992).
L’analyse réductrice croit avoir trouvé un fondement de l’explication, un dernier sol causal, qui se confond souvent avec telle ou telle strate (le « biologique », le « psychique », le « social », le 
« technique », etc.). Or l’analyse soucieuse de
la singularité des êtres, plutôt que de tout perdre (sauf la cer-titude),dans une régression vers un fondement, quel qu’il soit (voir le pensiero debole prôné par Gianni Vattimo), doit au contraire tenter de faire apparaître la consistance propre, la
dimension d’autopoïèse (Varela), la qualité ontologique par-ticulière de l’entité, du phénomène ou de l’événement consi-déré.
C’est pour échapper à la réduction que nous avons
besoin du concept de machine.
Une machine organise la topologie de flux divers, dessine les méandres de circuits rhizomatiques. Elle est une sorte d’attracteur qui recourbe le monde autour d’elle. En tant que pli pliant activement d’autres plis, la machine est au plus vif
du retour de l’empirique sur le transcendantal. Une machine peut être considérée en première approximation comme appartenant à telle strate physique, biologique, sociale, tech-nique,
sémiotique, psychique, etc., mais elle est plus généra-lement trans-stratique, hétérogène et cosmopolite. Les machines sont « ce par quoi » il y a des strates. Non seulement une machine produit quelque chose dans un monde, mais elle contribue à produire, à reproduire et à trans-former
le monde dans lequel elle fonctionne. Une machine est un agencement agençant, elle tend à se retourner, à revenir sur ses propres conditions d’existence pour les re-produire.
La composition des machines n’est ni ensembliste, ni méca-nique,ni systémique. Cela est impossible car, dans la pers-pective néo-vitaliste qui est ici la nôtre, chaque machine est animée d’une subjectivité ou d’une proto-subjectivité élé-mentaire.
On ne se représentera donc pas des machines (bio-logiques,sociales, techniques, etc.) 
« objectives » ou « réelles », et plusieurs « points de vue subjectifs » sur cette réalité. En effet, une machine purement « objective », qui ne
serait portée par aucun désir, aucun projet, qui ne serait pas infiltrée, animée, alimentée de subjectivité, ne tiendrait pas une seconde, cette carcasse vide et sèche s’effriterait immé-diatement.
La subjectivité ne peut donc être cantonnée au
« point de vue » ou à la « représentation », elle est instituante et réalisante. D’autre part, la subjectivité ne prend forme et ne se soutient que d’agencements machiniques divers parmi les-quels,
à l’échelle humaine, les agencements biologiques, sym-boliques,médiatiques, sociotechniques tiennent une place capitale.
Les conceptions habituelles de la composition ne répondent en réalité qu’aux problèmes de l’objectivité pure, dont les modèles systémiques, informatiques et cybernétiques ne sont
qu’une variante élaborée. Mais les machines ne sont ni pure-ment objectives ni purement subjectives. La notion d’élément ou d’individu ne leur convient pas non plus, ni celle de col-lectif,
puisque la collection suppose l’élémentarité et fait sys-tème avec elle. Comment alors penser la composition des machines ?
Chaque machine possède une qualité d’affect différente, une consistance et un horizon fabulatoire particulier, projette un univers singulier. Et pourtant elle entre en composition, elle s’associe avec d’autres machines. Mais sur quel mode ?Vouloir intégrer, unifier violemment les machines plurielles sous un seul projet, un seul principe de consistance revien-drait peut-être à les tuer et certainement à diminuer leur
richesse ontologique. Une unification « réelle » serait des-tructrice,une unification conceptuelle appauvrirait la com-préhension et l’intelligence du phénomène considéré. Il est donc nécessaire de respecter la pluralité machinique, une plu-ralité
sans éléments (par en dessous) ni synthèse ou totalisa-tion (par dessus). Mais la pluralité, justement parce qu’elle n’est pas composition d’éléments, ne peut être synonyme de
séparation. Il y a bien une composition ou une correspon-dance des machines. Cette articulation paradoxale devra être analysée avec infiniment de délicatesse et de précaution dans chaque cas particulier. Nous faisons l’hypothèse qu’il n’existe
aucun principe général de composition, mais qu’au contraire chaque agencement machinique invente localement son propre mode de communication, de correspondance, de com-possibilité ou d’entrelacement de l’autopoïèse (pôle identi-taire)
et de l’hétéropoïèse mutuelle (pôle associatif).
Distinguons cinq dimensions de la machine :
1) Une machine est directement (comme dans le cas de l’orga-nisme) ou indirectement (dans la plupart des cas) autopoïé-tique (Varela), ou auto-réalisatrice (comme on parle d’une
prophétie auto-réalisatrice) c’est-à-dire qu’elle contribue à  faire durer l’événement du pli qui la fait être.
2) Une machine est exopoïétique : elle contribue à produire un monde, des univers de significations.
3) Une machine est hétéropoïétique, ou fabriquée et mainte-nue par des forces du dehors, car elle se constitue d’un pli.
L’extérieur y est toujours déjà présent, à la fois génétiquement et actuellement.
4) Une machine est non seulement constituée par l’extérieur (c’est le repli du pli), mais également ouverte sur le dehors (ce sont les bords ou la béance du pli). La machine s’alimente,elle reçoit des messages, elle est traversée de flux divers. En somme, la machine est désirante. A cet égard, tous les agen-cements,tous les branchements sont possibles d’une machine à l’autre.
5) Une machine est interfaçante et interfacée. Elle traduit, tra-hit,déplie et replie pour une machine aval les flux produits par une machine amont. Elle est elle-même composée de
machines traductrices qui la divisent, la multiplient et l’hété-rogénéisent.
L’interface est la dimension de « politique étran-gère» de la machine, ce qui peut la faire entrer dans de nouveaux réseaux, lui faire traduire de nouveaux flux.
Toute machine possède les cinq dimensions, mais à des degrés et dans des proportions variables. Répétons-le, les machines ne sont jamais purement physiques, biologiques,sociales, techniques, psychiques, sémiotiques, etc.
Cosmopolis traverse toujours déjà les plis transitoires qui creusent ces distinctions. Certaines machines stratifiantes ou
territorialisantes – elles-mêmes parfaitement hétérogènes –travaillent précisément à durcir les plis stratiques. Ce sont des réseaux de machines cosmopolites qui produisent les êtres,
les modes d’être, l’Etre lui-même suivant une modulation infinie de degrés et de qualités.
La productivité ontologique s’auto-entretient, car des machines interfaces, des parasites, viennent gérer les hiatus,les abîmes ou les plis trop profonds qui séparent les subjecti-vités-
mondes, leurs temporalités, leurs espaces et leurs signes.
Une machine maintient présent (tout en le trahissant) l’évé-nement du pli dont elle résulte. Elle inscrit le clinamen initial dans la mécanosphère, le fait durer, revenir et, ce faisant, elle s’instaure en source d’autres plis.
Pensé comme mécanosphère, tout le monde empirique revient sur le transcendantal, il devient source multiforme et pluri-voque d’univers d’existence et de signification.
Les trois étages du transcendantal
Nous sommes partis d’une conception classique du transcen-dantal: l’intériorité du sujet, ou l’objet, ou l’expérience, etc.
Peu à peu, c’est le pli de l’être et de l’étant (voir Heidegger,Essais et conférences, Gallimard, p. 279-310) ou du trans-cendantal et de l’empirique qui s’est imposé à notre médita-tion.
Nous devons maintenant remonter à la possibilité même des plis (et non seulement du pli heideggerien être/étant).
Distinguons à cet effet trois niveaux de transcendantal.Le transcendantal de niveau zéro : Il y a d’abord le « ça »,l’inconscient total intotalisable, le plan de consistance. Les
entités qui peuplent cet archi-lieu ou ce proto-temps sont en composition et décomposition perpétuelles et simultanées.
Elles se déplacent à une vitesse absolue et sont tout à la fois infiniment proches et infiniment éloignées les unes des autres.
Il faut évidemment soigneusement distinguer le chaos trans-cendantal du désordre au sens habituel ou thermodynamique du terme… avant de méditer le pli qui rapporte ces sens les
uns aux autres. (Voir, pour un exposé plus détaillé sur le chaos, les Cartographies schizoanalytiques de Félix Guattati.)
Le chaos transcendantal est la condition de possibilité du pli comme événement.
Le transcendantal de niveau un : L’événement du pli est ce par quoi quelque chose se différencie. Le pli est travail avant tout objet ou tout flux travaillé, processus avant tout état,inchoatif absolu. Le pli est une sorte d’inflexion du plan de consistance, un clinanien.
Le transcendantal de niveau deux : Ce sont les complexes machiniques pliés/pliants qui produisent les mondes empi-riques.
Sous l’être et le néant, l’être et les étants, les univers biologiques, sociaux, leurs modes d’énonciation et leurs signi-fications
travaillent des agencements trans-stratiques, des
machines cosmopolites hétérogènes qui s’entre-traduisent, s’entre-produisent et s’entre-détruisent perpétuellement. Le
transcendantal de niveau deux est le collectif en métamor-phose permanente de tous les « ce par quoi ». L’organisation « hypertextuelle » (voir P. Lévy, Les technologies de l’intel-ligence,
Points-Seuil, 1993) du réseau machinique interdit
toute réduction à quelque infrastructure, tout rabattement du trans-monde sur un ordre particulier de discours. Voici la mécanosphère, la méga-machine monde-monde, l’anneau de
Moebius cosmique où empirique et transcendantal échangeant perpétuellement leurs places le long d’un pli unique et infini-ment compliqué.
Directions de recherche : éthique et sémiotique
L’ontologie du plissé fractal pourrait se prolonger dans deux directions. Vers une philosophie de la signification, d’abord.
Car tout signe est pli, la forme la plus simple du pli signifiant étant le dédoublement signifié/signifiant, que l’on peut com-pliquer,
suivant Hjelmslev, en expression et contenu, chacun de ces deux termes se subdivisant encore en forme et matière.
Mais le signe peut se plier de mille façons (à lui seul, Peirce a recensé plus de soixante types de signes). Autant dire, avec Félix Guattari, qu’il existe autant de sémiotiques (de styles de
plis signifiants) que d’agencements d’énonciation. Musiques, villes, rituels, tatouages, signes plastiques ou cinématogra-phiques,
images infiniment diffractées du réseau médiatique,machines d’écriture en abîme des logiciels, imaginaires pluri-sémiotiques
en acte, univers existentiels… le pli simple du
signifiant et du signifié n’apparaît plus alors que comme un cas limite assez pauvre.
Encore n’a-t-on évoqué là que la statique du signe, sa struc-ture.
Quel est le travail de la signification comme acte ?
Comment penser le repliement/dépliement d’affects, d’images et de représentations produit par l’événement du signe dans le grand drapé fractal de la mémoire, et, au-delà,
tout au long des alternances de dedans et de dehors interfacés de la mécanosphère ? Quelles sont les machines hétérogènes qui travaillent à maintenir la strate sémiotique comme telle et
par quoi le signe se rapporte toujours déjà à l’a-signifiant, se confond avec les processus cosmopolites ?
Enfin, l’ontologie du pli débouche sur une éthique, ou une politique. Si l’empirique revient sur le transcendantal, les kab-balistes avaient raison : c’est dans le monde d’en bas que se décide ultimement le sort du monde d’en haut. Nous ne
sommes pas seulement destinés par le dévoilement historial,comme le prétendait Heidegger, nous sommes aussi respon-sables (au sens le plus fort de ce terme) de lui. En agissant effectivement ou empiriquement, nous faisons émerger un
horizon de sens historial, un imaginaire instituant, un univers existentiel ou incorporel. Nous devons certes répondre des conséquences matérielles de nos actes, mais aussi des matrices de significations que nous contribuons à transmettre,
consolider, édifier et détruire. N’entendons pas ce rapport essentiel de l’éthique à la signification en un sens étroit. Il ne s’agit pas uniquement de rappeler le rôle primordial des écri-vains,
des artistes, des hommes de « communication » et en général de tous ceux qui travaillent explicitement dans le champ sémiotique. Les actes « purement pratiques », tech-niques,
administratifs, économiques et autres contribuent tout autant que les actes de discours à construire des agencements collectifs d’énonciation, à produire des qualités d’être.
L’éthique et la politique ne concernent pas seulement les rela-tions des humains entre eux, le rapport au « prochain », mais également le rapport au monde. Quel monde contribuons-nous
à inventer et à faire exister ?
Cette interrogation fondamentale peut se déplier en trois ques-tions éthico-politiques particulières.
Premièrement, en tant que citoyens du monde total, qu’en est-il de notre responsabilité envers la Terre, ses océans, ses forêts, ses masses humaines et ses climats ? Sur quelle pla-nète
voulons-nous vivre ?
Deuxièmement, en tant que sources de mondes particuliers,comment agissons-nous envers les autres mondes, produits de formes de vie, de culture, de signification et de subjecti-vité
différentes ? Quels types de relations établissons-nous avec des modes d’être qui ne sont pas les nôtres (mais avec lesquels nous sommes pourtant toujours déjà en rapport par
les replis de notre participation à la mécanosphère) ?
Troisièmement, quelle attitude fondamentale envers le trans-monde adoptons-nous ? Maintenons-nous libre la possibilité d’émergence de nouveaux agencements d’énonciation ?
Favorisons-nous ou, au contraire, restreignons-nous la pro-ductivité
ontologique ? Maintenons-nous les plis dans leur
essence d’événement, ou travaillons-nous à les durcir en oppositions, en strates, en substances ? Choisissons-nous les individuations toujours capables de prendre de nouveaux plis
ou les individualisations rigides et fermées ?
L’éthique se rapporte au monde sous ces trois faces : la Terre, les autres mondes (le prochain n’est qu’un cas particulier d’autre monde), et le trans-monde des plis, des agencements
d’énonciations et des processus cosmopolites. Trois figures de la boucle immanence-transcendance qui ne cesse de détruire, de métamorphoser et de produire l’être en son infi-nie diversité .
 
 

CHIMERES 1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/21chi17.pdf

 

Félix Guattari
et l’art contemporain

OLIVIER ZAHM

Olivier Zahm :
philosophe, critique
d’art. Anime la revue
Purple Prose.
 

A l’exception de quelques textes, Félix Guattari s’est plutôt tenu à l’écart de la critique d’art. Méfiant à l’égard des formes d’art trop bien manufacturées, mais aussi déprimé par la longue glaciation des années 80, l’impasse du conceptua-lisme et les désastres réactionnaires des nouvelles figurations et abstraction… Guattari ne voyait plus dans l’art contem-porain ce que les années 70 lui avait comme promis : la bous-culade
des coordonnées subjectives, la transformation des
données de la personnalité. En ce tout début d’une nouvelle décennie, l’art ne ressemblait plus guère à ce qu’il appelait une « défonce majeure », citant en vrac « l’anorexie, le sado-masochisme,le bruit du rock, le manque de sommeil comme Kafka, se taper la tête par terre comme les enfant autistes,
l’excitation, le froid, les mouvements répétifs, l’effort spor-tif,la peur »… (1984 : Les défoncés machiniques).
Relativement distant à l’égard de l’actualité de l’art contem-porain,il n’a pourtant cessé de s’interroger sur l’idée d’art en l’articulant sur la question de la subjectivité. C’est ce qui fait l’originalité de son approche. Prolongeant avec Deleuze les intuitions d’un Foucault, il écrit par exemple à propos
de Gérard Fromanger : « l’artiste devient celui qui fait le regard et qui engendre, à travers lui, de nouvelles formes d’existence ». Pour lui, la vie n’est pas le modèle de l’art (les Avantgardes fluxus), ce serait plutôt à la vie d’aller
extraire des modèles de vie dans l’art, à la subjectivité de s’y décloisonner, de s’y défaire ou de s’y défoncer. Au moi de s’y cartographier selon de nouvelles coordonnées a-signifiantes
et salvatrices, inédites.
Si Félix Guattari n’a pas écrit une esthétique ou une philo-sophie de l’art, comme G. Deleuze avec Francis Bacon ou J. F. Lyotard avec Barnett Newman, c’est qu’en réalité l’acti-vité artistique n’est pas séparable de sa réflexion. Ce n’est
pas une sphère séparée, mais la matière intensive, non dis-cursive à partir de laquelle sa schizo-analyse puise sans cesse
des énergies de re-composition de la subjectivité. Le territoire artistique pour Guattari ne fait pas l’objet d’une analyse autonome, il en est l’espace même, le champ d’extension qu’il s’agisse de pratiques spontanées, poétiques, technologiques,
picturales, collectives, théoriques. Rien n’arrête le modèle processuel et trans-subjectif de l’art chez Guattari, et certai-nement pas les cadres historiques et pseudo-théoriques de la
critique d’art. Activités philosophique et artistique sont tres-sées,agencées subjectivement autour de sa schizo-analyse. Il y a prise directe, co-production art / philosophie.
L’art, ou plus exactement les pratiques artistiques dessinent pour Guattari des cartographies existentielles où subjectivité et socialité se découvrent de nouveaux repères, de nouvelles
coordonnées, des possibilités de fuite. Aussi, je ne crois pas que pour lui l’esthétique se doive d’accompagner et d’inflé-chir les mutations sociétales… Ré-inscrire ou refinaliser son
approche de l’art sur des objectifs politiques, c’est en réalité dépolitiser Félix Guattari ou dépolitiser l’art. Guattari n’a jamais fait du paradigme esthétique un modèle militant. C’est
toute sa philosophie qui constitue un processus moléculaire en résonance directe avec les pratiques artistiques. Processus qui vise non pas l’idée molaire d’une transformation sociale
(un monde meilleur, ce qui pourtant « ne serait pas un luxe »…), mais une production permanente de rupture des équilibres établis. Des schizes, des cassures, des fractures au sein de l’homogénèse capitalistique croissante qui lamine la
subjectivité, standardise, détruit, pollue, malmène et méprise.
L’apport de Guattari à notre perception des développements récents de l’art contemporain demanderait une analyse pré-cise des notions de 
« machines concrètes », d’«a-significa-tion», de 
« transversalité », de « schize », d’« énonciation
partielle », etc. L’entretien qui suit, réalisé en avril 92 pour une revue d’art allemande (Texte zur Kunst), aborde certains de ces points que je n’étais pas sûr d’avoir bien cernés. Une matinée de discussion dans son bureau étroit où Guattari
m’écoutait chercher mes questions, et brutalement fondait sur moi avec des réponses-éclairs-fleuves, des propulsions de subjectivité.

Entretien avec Félix Guattari
par Olivier Zahm
28 avril 1992

Olivier Zahm : Dans Chaosmose, la coquille vide du sujet se brise. Comment en êtes-vous arrivé à une conception trans-versaliste de la subjectivité, pensée en termes de « processus »,
de « production » et d’« agencements de subjectivation » ?
Félix Guattari : Plutôt que de penser les problèmes contem-porains en termes d’infrastructures matérielles productives et de superstructures idéologiques, il me semble beaucoup plus
pertinent, non pas de penser la subjectivité comme la nouvelle infrastructure, mais disons de considérer qu’elle est devenue l’objectif numéro un des sociétés capitalistiques, des sociétés
contemporaines…
On peut se demander si ça n’a pas été toujours l’objectif de toutes les sociétés de produire de la subjectivité, les produc-tions matérielles n’étant que des médiations vers cette maî-trise
de la production de subjectivité. Cela implique
évidemment de sortir du dualisme entre sujet-objet, matière-esprit,moi-autrui, être-valeurs… et donc de repérer ce que
sont les pratiques qui font la traversée entre ces domaines qui sont séparés de manière manichéiste.
0. Z. : Votre manière de penser la subjectivité met définiti-vement fin au primat donné à la notion d’individu (opposé au socius), pivot des sociologies postmodernes.
F. G. : Je pars de l’idée que la subjectivité est toujours le résultat d’agencements collectifs, qui impliquent non seule-ment une multiplicité d’individus, mais aussi une multiplicité
de facteurs technologiques, machiniques, économiques…,une multiplicité de facteurs de sensations disons pré-person-nels.
L’individu, pour moi, n’est qu’un cas particulier d’agen-cement lié à un certain type de culture, de pratiques sociales.
Je récuse par avance l’espèce de réductionnisme qui consiste à penser la communication et la culture comme résultant d’une interaction entre les individus. Il n’y a pas d’interaction
entre les individus, Il y a constitution de la subjectivité à une échelle d’emblée transindividuelle.
Ce que vous voyez avec le langage… Vous n’inventez pas le langage au fur et à mesure que vous parlez… Le langage vous habite, coexiste à des aires sociales écologiques et étholo-giques
dans lesquelles vous vous insérez… Il en va de même avec tous les processus de subjectivation.
0.Z : Selon vous, les processus de subjectivation sont d’emblée extensibles à l’altérité et au champ social…
F. G. : Au champ social, au champ technologique… Cela dépasse complètement la sphère anthropologique, s’étend au devenir animal, au devenir végétal… La subjectivité, c’est ce
qu’il y a de plus riche, de plus hétérogène… Le champ social, c’est déjà réductionniste.
0. Z. : Quel rôle joue l’art contemporain pour 
vous ? Faut-il lui accorder une place particulière comme paradigme.de sub-jectivation ?
F. G. : Dans ce contexte, la pratique artistique a à la fois un impact dans le domaine du sensible, dans le domaine des per-cepts et des affects, et en même temps une prise directe sur la production d’univers de valeurs, d’univers de référence et de
foyers de subjectivation. Pensez à l’émergence de la musique polyphonique en Occident, c’est un mode mutant de subjec-tivation…
Des façons de voir, de sentir, d’être affecté tout à fait mutantes… Au même titre que les machines sociales, les machines technologiques d’information ou de communica-tion, les machines esthétiques sont productives de mutation de la subjectivité, par extraction de percepts et d’affects déter-ritorialisés, d’affects mutants.
0. Z. : En quoi la production de subjectivité des machines esthétiques contemporaines peu-elle résister devant le « rouleau compresseur » de la subjectivité postcapitalistique, que vous évoquez dans Chaosmose ?
F. G. : Disons que l’art est le domaine qui résiste. C’est dans le maquis de l’art que l’on trouve des zones de résistance à ce laminage de la subjectivité capitalistique. C’est là que l’on
trouve une prolifération de champignons parasites, des noyaux de résistance à ce réductionnisme dominant de la subjectivité.
En ce sens, les artistes cherchent toujours à revenir à ce point d’émergence de la production de subjectivité pour eux, pour la collectivité… On peut avoir d’autres représentations : on peut dire que l’art s’est développé comme discipline auto-nome,
comme champ d’expansion d’une certaine spécialisa-tion de la subjectivité. Mais on peut voir aussi que l’art est un phénomène de résidualité par rapport à un réductionnisme de la subjectivité. Finalement les artistes sont comme des che-valiers
errants, comme des Don Quichotte d’une chevalerie
en perdition d’un certain type de subjectivation. L’art va dans le sens de l’hétérogenèse contre l’homogenèse capitalistique.
0. Z. : L’art contemporain du point de vue de la subjectivité a-t-il perdu le combat, en particulier face aux médias ?
F. G. : On le voit avec l’appauvrissement de l’industrie du cinéma… La subjectivité produite à l’échelle industrielle et massmédiatique, est une subjectivité réduite, laminée, dévas-tée,
qui perd sa singularité. Mais – ce n’est pas une situation irréversible – on peut imaginer une évolution postmédiatique et une resingularisation de la subjectivité… Le capitalisme aujourd’hui tend à implanter ses modes de subjectivation sur
toute la planète. Nous sommes dans un état de paupérisation de la subjectivité et, de plus, de sa mise en fonctionnalité, en particulier avec l’effondrement des pays de l’Est et la coloni-sation
systématique du tiers-monde par les médias.
0. Z .: Dans votre essai Qu’est-ce que la philosophie ? écrit avec Gilles Deleuze, vous définissez l’art comme un « être de
sensation », et l’artiste comme un producteur d’affects et de percepts. Cette idée de l’œuvre m’apparaît quelque peu limi-tative
au regard des pratiques artistiques actuelles. N’est-ce pas une façon de reterritorialiser l’art sur une zone empirique ?
F. G. : On a fait un livre sur la philosophie, non sur l’art…
Ce qui nous intéresse, c’est de définir les traits distinctifs qui séparent le concept de la fonction scientifique et des affects et des percepts… On a cherché à refonder la spécificité du concept philosophique. C’est pourquoi tout ce livre est tendu vers cet objectif.. On a parlé de l’art dans Kafka, Pour une lit-térature mineure, Mille plateaux, L’anti-Œdipe, dans d’autres
perspectives.
0. Z. : Les rapports entre ces domaines sont pourtant plus inté-ressants que leur recadrage.
F. G. : A la fin de Qu’est-ce que la philosophie ?, dans le cha-pitre sur le cerveau, on marque bien la possibilité des rapports transversaux entre l’art, la science et la philosophie… comme jonction des trois plans (composition, référence, immanence).
Il y a une mode héritée de la contre-culture des années 60, de l’intercommunication facile des différentes disciplines, c’est le mythe de l’interdisciplinarité. Les scientifiques vont don-ner
la main aux artistes, qui vont donner la main aux philo-sophes, aux politiciens, ou à Dieu sait qui… Et tout va mieux aller. Or ce n’est pas comme ça que cela se passe… Les langues se différencient, les objets se singularisent.… il y a des rapports d’étrangeté qui s’établissent…
Bien sûr, il y a des transversalités possibles… mais elles ne sont pas à portée de la main. On ne les trouve peut-être juste-ment que dans un rapport de spécification, de singularisation de chacune des disciplines. C’est à travers ça qu’on peut trou-ver
des rapports déterritorialisés, des machines abstraites qui établissent des communications entre les systèmes de pensée…
0. Z. : Vous développez cette conception de l’art comme être de sensation essentiellement à partir de la littérature (Joyce, Melville, Woolf, Faulkner, Kleist, Kafka…), de la musique (Messiaen, Debussy…) et de la peinture (Cézanne, Fontana,
Bacon, Mondrian, Kandinsky…). Mais vous n’abordez pas ou à peine le champ de l’art contemporain qui ne se définit plus par le primat accordé à un matériau, ou à un médium et
sa tradition, mais par la multiplicité de langages, dont l’usage de matériaux conceptuels. Peut-on parler pour l’art contem-porain d’un conceptualisme de la sensation ?
F. G. : Car vous pensez que l’art conceptuel n’a pas affaire à un être de sensations… ?
0. Z. : Je ne sais pas si la sensation y joue un rôle aussi déter-minant qu’en peinture, voire même qu’au cinéma. Je pense à la caméra de Cassavetes aussi ivre que les personnages qu’elle filme.
F. G. : Non, l’art conceptuel produit les sensations les plus déterritorialisées qu’il puisse engendrer… Au lieu de tra-vailler avec la peinture, avec les couleurs, avec les sons, il tra-vaille avec un matériau qui est le concept. Mais ce n’est pas
du concept pour faire du concept, c’est du concept pour faire de la sensation… Il peint avec du concept, avec un environ-nement spatial, urbain ou naturel. Il change de matériau. Il vise, comme vous dites, une transgression, une déterritoriali-sation – je ne sais pas comment dire autrement – de la sensa-tion…
Il est d’autant plus dans la sensation qu’il déconstruit les sensations redondantes, les sensations dominantes… Il la saisit d’autant plus…
0. Z. : Même lorsqu’il s’agit de matériaux abstraits, de maté-riaux conceptuels ?
F. G. : Evidemment, peut-être encore plus ! Car là, la liberté de mutation n’a plus de support formel. Oui, il y a des maté-riaux
déterritorialisés. Et l’art conceptuel cherche les maté-riaux les plus dématérialisés… Même s’il les cherche de façon parfois très pauvre, parce que finalement l’art concep-tuel n’est pas, la plupart du temps, « conceptuel ».
0.Z : Mais qu’il ne le soit pas, ce n’est pas un problème.
F. G. : Oui, absolument pas.
0. Z. : L’artiste, même conceptuel, est donc un inventeur de sensations.
F. G. : Oui.
0. Z. : Quand l’art mobilise des matériaux totalement concep-tuels (le plus souvent objet-langage), comment s’effectue
selon vous cette mutation de sensations ?
F. G. : Ce n’est pas tant des matériaux qu’il va chercher que des points de déterritorialisation à travers ces matériaux. Il va chercher ce qui casse, ce qui fuit, ce qui permet de se faufiler entre, en dehors des redondances dominantes. Il est prêt en
effet à aller fouiller toutes les poubelles – de la société, de la philosophie, de tous les domaines de la pensée – pour sortir de là, pour sortir de cette espèce d’enlisement de la percep-tion et de l’affection, pour produire des percepts et des affects mutants… Pour produire un type de sentir qui va engendrer des mutations dans le domaine de l’infini… C’est un nouveau mode de finitude, pour produire un autre rapport à des uni-vers
incorporels…
0. Z. : En fait l’idée de « déterritorialisation », de matériaux déterritorialisés venue de L’anti-Œdipe, me semble entrer en
contradiction avec la notion de « plan de composition » pour l’art contemporain (opposé à un plan d’immanence pour la philosophie et un plan de référence pour les sciences). A moins que votre 
« plan de composition » ne soit aussi un plan
de déterritorialisation, de déconnexion, de déstabilisation, de déconstruction ?
F. G. : Les deux mouvements vont ensemble. C’est à la condi-tion de défaire les pouvoirs de redondance qui habite le maté-riau, de recomposer d’autres maisons, un autre cosmos, d’autres
constellations d’univers, que la composition est possible. Ce qu’il a de plus important dans cette idée de « plan de com-position », c’est la perspective pragmatique qu’elle ouvre.
Cela veut dire qu’il y a quelque chose à faire, que l’on n’est pas prisonnier d’un état de chose, dans une sociétédonnée, dans un état de technologie donnée. Avec ça on peut engen-drer.
Et ce paradigme de créativité critique déborde en impor-tance le champ de l’art… C’est quelque chose qui concerne la pédagogie, la psychiatrie, tout le domaine de la vie sociale… Implanter cette idée que c’est comme ça, mais ça pourrait être autrement… Surtout dans le contexte du post-modernisme qui a baissé les bras devant l’idée d’innovation sociale, devant l’idée de mutation des rapports humains…
0. Z. : Cette notion de composition ne risque-t-elle pas de se confondre avec l’appel incessant à la créativité, mot d’ordreFélix Guattari et l’art contemporain de nos sociétés toujours plus conservatrices ? Je pense par exemple aux cellules de créativité dans les entreprises.
F. G. : Vous êtes bien conscient que c’est un mot d’ordre obsessif, car la créativité s’éteint partout. Il y a une perte de créativité collective… Dans le domaine de la recherche scien-tifique,par exemple, ou encore dans le domaine social, où l’on assiste à un effondrement total. En Yougoslavie, avec le
retour des guerres tribales, ou ailleurs, quand on refonde la religion sur des bases intégristes fondamentalistes… De là cet appel désespéré à la créativité. Que les artistes, que les philo-sophes,
les intellectuels se réveillent ! Mais nous sommes
dans une période de glaciation complète et on réclame de la chaleur… Et c’est la glaciation qui domine. Vous évoquez les cellules de créativité dans l’industrie : c’est que précisément le laminage de la subjectivité est telle, dans la recherche, parmi les cadres, etc., que cela devient une sorte
d’urgence vitale pour les entreprises de pointe de resingula-riser au minimum la subjectivité… Comment sortir de l’empâtement des significations dominantes ? D’ailleurs pourquoi pas ? Je ne suis pas contre la créativité dans tous les domaines, y compris dans le domaine de la production…
Mais cela ne répond que de manière très partielle à l’immense enlisement de la subjectivité dominante. Je ne vois pas ce que vous voulez opposer à cette notion de composition…
0. Z. : Un terme peut-être plus en résonance avec les pratiques artistiques actuelles.
F. G. : Ce n’est pas une affaire de concept, mais une affaire de pratiques de sensation… Ce n’est pas une question de redé-finition mais une question d’invention, de production, de mutation de subjectivité…
0. Z. : Des mots qui créent d’autres directions ?
F. G. : Les mots, si c’est des mots d’ordre, je n’en vois pas tellement l’intérêt… Le terme de composition peut vous paraître insuffisant, mais il me semble que l’on fait toujours quelque chose avec quelque chose. Mettez le terme plus
ancien de « praxis » à la place. Est-ce bien nécessaire de faire quelque chose, de faire muter quelque chose, en même temps de libérer quelque chose ?
0. Z. : Peut-être que votre modèle de référence n’est pas tant l’art contemporain, en tant que pratique institutionnalisée, qu’un paradigme esthétique expansif, qualifiant autant la
création artistique que la « subjectivité polyphonique, ani-miste et transindividuelle » propre au monde de la petite enfance, de la passion amoureuse, de la folie… ?
F. G. : Disons que l’art contemporain reste cadré. Il y a un univers de référence, un univers de valorisation, y compris de valorisation économique, qui cadre l’œuvre, qui la qualifie comme telle, la saisit dans un champ social. Il y a une
découpe institutionnelle.
0.Z : La responsabilité du discours se situe peut-être dans le repérage de ce que peut produire l’art comme modes de vie, comme pratiques sociales.
F. G. : C’est-à-dire que l’on est dans une situation compa-rable à celle que l’on disait sur la création dans l’industrie. Il y a d’autant plus de déploiement d’activités économiques sur l’art, qu’il y a une volonté collective d’écraser l’art. C’est la
bataille de Verdun. Il y en a quelques-uns qui en réchappent,on se demande comment ! Mais ceux-là sont valorisés, car l’on n’est pas parvenu à les abattre. Ce qui reste massivement de l’art, c’est le design, c’est la pub… C’est le laminage de la
subjectivité qui tend à le dominer, c’est quelque chose d’effroyable quand on voit le comportement de soumission des gens qui vont à Beaubourg, qui vont s’imprégner des cri-tères dominants et qui, se faisant, acquièrent un vernis cultu-rel
mais se coupent de tout rapport avec ce caractère
autopoïétique de l’œuvre, et qui les concerne dans leur per-ceptions, dans leurs rapports amoureux, leurs rapports per-ceptifs au monde.
0. Z. : La dernière exposition de Beaubourg
(« Manifeste ») est à ce titre un exemple criant de malentendu. Comment trou-ver des connexions, des relais, quand l’exposition elle-même
échoue à dire autre chose que le Musée (une collection d’achats). On peut multiplier les centres d’art, disséminer place du Châtelet ou sur les autres places de la ville des ins-tallations
d’artistes, parler d’art en prime time…, il ne se pas-sera jamais rien si l’on ne peut dégager des rapports, ce que vous appelez des « synapses existentielles ».
F. G. : Vous mettez beaucoup l’accent sur le caractère de libé-ration que représenteraient les mots, la définition, le langage.
Moi, je n’y crois pas trop. A chacun selon ses talents… mais la clef du problème c’est la capacité de la collectivité à entrer dans d’autres paradigmes éthiques et esthétiques. Vous par-lez
d’installations sur les places publiques. Place du Châtelet, je pense à la tour Saint-Jacques telle que Breton l’a vue. Il y en a partout des tours Saint-Jacques. Y compris dans votre appartement, dans la vie quotidienne, etc. C’est la capacité de
saisir une resingularisation de la vie, le sel de la vie, l’envie d’avoir un rapport aux sons, aux formes plastiques, aux formes environnementales… C’est beaucoup plus cette muta-tion des pratiques sociales, écologiques, mutation de l’envi-ronnement
praxique, qui donnera une autre réception à l’art,
plutôt que des explications et des conceptualisations.
0. Z. : Toute une génération d’artistes réintroduit aujourd’hui la narration et la fiction dans leur travail, à la suite d’œuvres comme celles de Marcel Broodthaers, Richard Prince, Jean-Luc
Vilmouth… Montage, récits, fragments de discours, nar-rations recomposées ou détournées… Faut-il voir dans cette nouvelle narrativité ce que vous appelez des formes d’« énon-ciation partielle » propres aux processus de subjectivation ?
F. G. : Nous nous sommes évertués avec Gilles Deleuze, pen-dant des centaines de pages, à souligner que l’on refusait le primat de la sémiologie signifiante, mais que l’on considérait
que les traits de matière d’expression des autres composantes signifiantes : matières plastiques, spatiales, musicales, etc., avaient leurs lignes de composition propres. Alors vous me dites que l’on peut tout rabattre sur la narrativité de type lin-guistique : c’est que l’on a vraiment échoué à se faire entendre.
0. Z. : Mais comment se produit la subjectivité, si ce n’est sur un mode narratif ?
F. G. : Non en terme de narrativité, mais en terme de foyers de production mutants de subjectivité. Non pas en terme de
récit précisément
0. Z. : Le concept de « ritournelle » que vous formulez comme cristallisateur du territoire existentiel ne comportet-il pas une base 
narrative ? Une histoire ?
F. G. : L’histoire, c’est par définition quelque chose de dis-cursif. Il y a un terme, puis un autre terme, puis un troisième qui se rapporte aux deux premiers. Il y a montage, plus que composition. Alors que dans ma façon de voir les choses, la
mutation subjective opérée par la ritournelle esthétique n’est pas discursive, puisqu’elle touche le foyer de non-discursivité qui est au cœur de la discursivité. C’est pour cela qu’elle passe
toujours par un seuil de non-sens, un seuil de rupture des coordonnées du monde.
Pour pouvoir faire du récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même de rupture de sens et le point de non-récit absolu,
de non-discursivité absolue. Et cela, c’est quelque chose qui n’est pas non plus abandonné à une subjectivité transcen-dante, indifférenciée, c’est quelque chose qui se travaille.
C’est cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens, que l’artiste travaille. Dans le domaine de la schizoanalyse, on est sous le même paradigme esthétique : comment peut-on
travailler un point qui n’est pas discursif, un point de subjec-tivation qui va être mélancolique, chaotique, psychotique… ?
0. Z. : C’est dans ce sens qu’il faut parler d’a-signification ?
F. G. : De rapport d’a-signifiance. Evidemment, une fois que le saut est fait, une fois que la mutation subjective est faite, ça va… Une fois la mutation impressionniste faite, par exemple, on retrouve la vision impressionniste sur les mor-ceaux de sucre, dans les publicités, partout… La faille d’a-signifiance qui a surgi dans la perception impressionniste est totalement reprise.
0. Z. : Re-sémantisée ?
F. G. : Réinscrite dans les significations qui deviennent dominantes.
0. Z. : Ce passage par ce point d’a-signifiance, est-il pour vous le critère artistique, ce que l’art met à l’épreuve ?
F. G. : Certainement. Prenez par exemple un peintre que j’aime beaucoup, Fromanger. Là vous avez une de ses pre-mières toiles. Ce qui m’intéresse, c’est comment Fromanger
s’est confronté aux mutations a-signifiantes qu’il a rencon-trées, celle d’un mode de vie, celui de son enfance proche de la délinquance, celle de 68 et de l’atelier des beaux-arts, celle d’affronter la présence menaçante de l’art abstrait, de l’art
conceptuel. Comment s’est-il débrouillé avec tout cela ? A ce moment-là, il y a une trajectoire, ce qui compte là, c’est le processus, le travail, la processualité qui fait qu’un artiste continue d’être un artiste, au prix quelquefois d’une décom-position de sa personnalité.
0. Z. : L’épreuve d’a-signifiance met aussi en jeu la vie, l’existence de l’artiste.
F. G. : Il y a une autre dimension que l’on pourrait appeler transnomadique : la façon dont l’artiste fait face, assume ces foyers d’a-signifiance, ne passe pas par le concept mais par un matériau qui développe une puissance de transversalité. Le
matériau est porteur de fonctions pathiques. C’est-à-dire que dès lors que tu as fait cette transmutation de toi-même par cette œuvre, alors cette œuvre est capable de transmettre, de
produire le même type de mutation subjective chez celui qui y est confronté.
0. Z. : Cela n’a rien à voir avec la seule expression de soi. Il s’agit d’un rapport de production de subjectivité.
F. G. : L’œuvre est dans un rapport d’autopoïèse. Elle n’est pas déjà là pour livrer un message, mais pour donner le témoi-gnage d’un processus d’autoproduction. C’est une idée banale, mais la mutation de l’œuvre n’appartient pas à
l’artiste, elle l’entraîne dans son mouvement. Il n’y a pas un opérateur et un matériau objet de l’opération. Mais un agen-cement collectif qui entraîne l’artiste, individuellement, et son
public, et toutes les institutions autour de lui, critiques, gale-ries, musées…
0. Z. : En même temps que vous dénoncez violemment l’effet dévastateur des médias sur les processus de subjectivation, vous faites l’hypothèse d’une société postinédiatique.
Laissera-t-elle plus de chance à une hétérogenèse subjective ?
F. G. : C’est important pour moi d’affirmer par provocation– délibérée – le caractère de finitude du rapport aux médias actuels. Cela ne va pas durer toujours, on voit bien aujourd’hui en France l’état de catastrophe des télévisions, et
demain de la presse écrite. Ça va aller mieux après ? Mais je n’en sais rien, tout peut mourir… Imaginez le paysage fran-çais avec la mort du Monde ou de Libération, cela change
beaucoup la subjectivité. Quand on voit comment la presse de droite s’est décomposée… Il est possible que les médias tombent au rang de banalisation du téléphone. Et que la fas-cination du média disparaisse, remplacée par d’autres pra-tiques
télématiques, d’interactivité, avec banques de données, etc. Les médias continueront d’exister, comme le téléphone, mais ne seront plus investis de la même façon.
0. Z. : Etes-vous pessimiste ou non ?
F. G. : Axiologiquement pessimiste. Je dirais : 
« Ecoutez,asseyez-vous, j’ai une bonne mauvaise nouvelle à vous annoncer, cela tient à peu près pour l’instant, mais ça peut s’arrêter ». A partir de là qu’est-ce que l’on fait ? Le champ est ouvert. On peut imaginer autre chose que cette société
médiatique. D’autant plus qu’il n’y a pas que des facteurs négatifs, il y a aussi des facteurs technologiques qui permet-tent de recomposer les choses tout à fait autrement. En parti-culier,
la jonction de l’écran audiovisuel avec la télématique et l’informatique est quelque chose qui va ouvrir des possibi-lités assez incroyables de recomposition. Mais là encore rien
n’est donné. La société postmédiatique sera inventée, créée dans la perspective d’un nouveau paradigme esthético-poli-tique, ou ne le sera pas du tout.
0. Z. : C’est au cas où elle ne le serait pas du tout que, dans Chaosmose, vous proposez la notion d’écologie du virtuel, comme défense des espèces culturelles menacées, mais aussi comme « formation de subjectivités inouïes, jamais vues,
jamais senties ».
F. G. : Attention à cet égard de ne pas tomber dans un mythe progressif, comme si tout évoluait dans le bon sens avec le mouvement capitalistique et machinique. On assiste à la mort du cinéma allemand, japonais, italien. C’est un désastre
incroyable, la mort d’espèces comme cela, comparable à la disparition de certaines espèces d’oiseaux ou de mammifères.
Je pense à une réflexion de Fernand Braudel, me racontant qu’il avait été apostrophé par les gens des Annales : « Faites très attention, si vous continuez dans cette voie, vous allez
faire mourir l’Histoire ». Mais pour lui, l’Histoire était mor-telle, même si les historiens la vivent comme une espèce cul-turelle transcendante.
0. Z. : Dans ce contexte, l’artiste est un écologiste du virtuel.
Un héros de la survie subjective ?
F. G. : Oui : un héros de la défense des espèces incorporelles.
Non seulement de la défense, mais aussi de leur promotion,de leur prolifération, de leur machinisme propre.
0. Z. : Votre pensée, depuis L’anti-Œdipe jusqu’à
Chaosmose, répond à un modèle machinique. Comment la machine intervient-elle dans l’ordre de la production de subjectivité ?
F. G. : A la différence d’un penseur comme Heidegger, je ne crois pas que la machine soit quelque chose qui nous détourne de l’être. Je pense que les phylums machiniques sont des agents producteurs d’être. Ils nous font entrer dans ce que j’appelle une hétérogenèse ontologique. Je ne fais pas d’oppo-sition entre le monde technique (l’ontique) et l’ontologie.
Toute la question est de savoir comment sont agencés les énonciateurs de la technologie, y compris les machines bio-logiques,
esthétiques, théoriques, etc., de recentrer la finalité des activités humaines sur la production de subjectivité ou d’agencement collectif de subjectivité.
0. Z. : L’énonciation, c’est la production de subjectivité ?
F.G. : C’est ça.
0. Z. : Et le modèle est machinique ?
F. G. : Oui, la discursivité machinique a toujours son corres-pondant dans un agencement d’énonciations non discursives, avec rupture a-signifiante. Je ne fais pas dépendre la machine
de la techné, je considère que la techné n’est qu’un cas de machinisme, j’élargis le concept de machine – je ne suis pas le seul – au sens où Francisco Varela et Umberto Maturana ont parlé de machine systémique, Chomsky de machine lin-guistique…
Je pense qu’il y a un niveau machinique qui tra-verse, s’incarne à des niveaux technologiques, biologiques, artistiques, esthétiques, etc.
Ce qui compte dans la machine, ce ne sont pas ses rouages mais, comme dit Varela, son organisation autopoïétique.
Varela différencie les « machines autopoïétiques », qui pro-duisent autre chose qu’elles-mêmes, des « machines allo-poïétiques», qui engendrent leur propre organisation. Il considère que les machines technologiques ne sont pas auto-poïétiques.
Pour moi ce n’est pas une objection, car les
machines allopoïétiques sont toujours en rapport avec des machines autopoïétiques, et constituent des agencements avec les êtres humains. Elles sont autopoïétiques par procuration.
0. Z. : Le concept de machine rejoint-il celui d’organisme vivant, de système biologique ?
F. G. : Non, parce qu’il y a des machines qui ne sont pas des organismes. La machine axiomatique.
0. Z. : Les machines abstraites ?
F. G. : Les machines esthétiques, par exemple. Elles dépas-sent l’organe, mais renvoient à un corps sans organe qui est son énonciateur de référence. Enonciateur non individué.
0. Z. : Auriez-vous un exemple de machine esthétique ?
F. G. : Je prends toujours le même exemple : la musique de Debussy et ses nombreuses composantes hétérogènes, le retour à une musique modale, l’influence de la musique fran-çaise,
orientale… Ces composantes cristallisent singulière-ment sur les premières œuvres de Debussy. Il suffit de quelques notes de Debussy pour être immédiatement dans l’univers debussiste. C’est une énonciation, une coupure, une
sorte de foyer non discursif. Il y a non seulement la dimen-sion musicale, mais aussi des dimensions adjacentes, plas-tique, littéraire, sociale (les salons, le nationalisme), etc. C’est
donc un univers hétérogène avec des composantes multiples.
Cette constellation d’univers de référence forme un énoncia-teur qui donne sa consistance aux notes pentatoniques, à l’écriture sur le papier, aux interprétations. Il y a bien quelque
chose qui fait se tenir tout cela ensemble, c’est ce que j’appelle le foyer énonciatif incorporel. Et qui peut se dissoudre…
C’est à la fois éternel, parce que c’est un incorporel, c’est une ecceïté, quelque chose que l’on ne peut pas situer dans le temps et dans l’espace, mais qui pourtant est née à une cer-taine
date et qui s’effacera. On oubliera Debussy à partir d’une certaine date, quitte à le redécouvrir plus tard…
0. Z. : Cette cristallisation d’univers incorporel dans une note est d’ordre ontologique ?
F. G. : C’est une mutation ontologique.
0. Z. : Que l’on peut saisir sous le paradigme de la machine ?
F. G. : Oui, parce que les différents systèmes de discursivité sont tous rapportés à des phylums machiniques. La discursi-vité de l’écriture musicale, de la polyphonie, de l’interpréta-tion
symphonique, etc. Mais qu’est-ce qui fait que toutes sont composantes, sont accrochées ensemble ? Dans les écosys-tèmes,
les parties forment un tout, parce qu’elles forment un organisme repérable dans l’espace et le temps. Mais au plan incorporel, qu’est-ce qui fait que cela forme un tout ? Où ça commence, où ça finit, Debussy ? Et pourtant, c’est parfaite-ment
consistant.
0.Z : Pour finir, une question sur le temps. Dans votre réflexion avec Deleuze, il y a tout un passage sur l’idée d’évé-nement.
Pensez-vous que ce soit du côté de l’art que l’on peut chercher un autre rapport au temps ? Je cerne mieux votre rap-port à l’être (mutation ontologique), mais moins votre concep-tion
du temps dans l’hypothèse d’une évolution
postmédiatique ?
F. G. : On peut prendre cette question avec Marcel Duchamp, qui a marqué l’émergence d’un devenir qui échappe complè-tement
au temps. L’événement vient comme rupture par rap-port aux coordonnées de temps et d’espace. Et Marcel Duchamp a poussé le point d’accommodation pour montrer qu’il y a toujours en retrait des rapports de discursivité tem-porelle,
un index possible sur le point de cristallisation de
l’événement hors temps, qui traverse le temps, transversal à toutes les mesures du temps.
0.Z : Il y a transversalité de l’œuvre par rapport au temps, si la mesure du temps se ramène au battement de l’horloge, aux points de la chronologie, au temps social et historique.
F. G. : Oui, sinon l’instant est un devenir ; l’instant, au lieu d’être passivement enchâssé entre le passé et le futur, devient germinatif, il développe des coordonnées ontologiques.
0. Z. : Pourrait-on parler alors de production de temporalité ?
F. G. : Disons: production de temporalisation.
0. Z. : Serait-ce une façon de dé-chronologiser le temps ?
F. G. : Ce serait une composition ontologique du temps, un développement compositionnel du temps, une autre façon de battre le temps à travers des devenirs.
0. Z. : Si je vous suis, le terme « art contemporain » serait non valide. Il vaut mieux parler d’art acontemporain.
F. G. : D’art atemporain, où le curseur du temps est ramené au point de foyer autopoïétique, où la catégorie du temps se dissout.
0. Z. : Se dissout et se recompose.
F. G. : Se recompose comme devenir.
 
 

CHIMERES 1
http://www.revue-chimeres.org/pdf/23chi04.pd
 
ErreNews,18 settembre 2004 

E' morto Livio Maitan. Un giorno triste per il movimento operaio
 
 

Livio Maitan, lo storico dirigente della Quarta Internazionale, dirigente del Prc e collaboratore di questo giornale, è morto ieri sera a Roma all'età di 81 anni. Il suo cuore non ha retto allo stress che l'ha colpito negli ultimi mesi e si è fermato in serata dopo una corsa in rianimazione che, purtroppo, non ha potuto essergli d'aiuto. Si è spento verso le 22 al S. Filippo Neri di Roma, assistito dai suoi due figli, Gianni e Marco. Per chi scrive, per moltissimi compagni e compagne è una notizia tristissima. Nonostante fosse malato da alcuni mesi, le sue condizioni non erano mai peggiorate oltre la soglia dell'irrimediabile: un cuore che fino a poco più di un anno fa gli consentiva ancora di giocare a pallone, lo ha a poco a poco tradito fino all'arresto di ieri sera. Tra gli ultimi a vederlo, ieri mattina, il segretario di Rifondazione, Fausto Bertinotti, che era andato a trovarlo a casa per una visita privata: "Ho visto Livio stamattina - ha dichiarato Bertinotti alla notizia della sua morte - era molto stanco ci siamo dati un appuntamento per continuare la nostra discussione politica. La politica, la nostra politica, la politica degli oppressi, quella grande del lavoro, della vita di ogni giorno è stata la sua vita. Perdiamo un compagno, un uomo cui abbiamo voluto bene. E' un giorno molto triste per Rifondazione comunista e per il movimento operaio". 

Per noi è un giorno che chiude un pezzo della nostra vita. A Livio non solo abbiamo voluto bene ma lo abbiamo ascoltato con passione quando, molto giovani, ci raccontava la storia del movimento operaio, di quel movimento cui ha dedicato ogni minuto della sua vita, con lo sguardo di chi l'aveva vissuto in controtendenza. E poi abbiamo condiviso con lui un percorso molto originale che ci ha portato, dall'esperienza della Lcr, la sezione italiana della Quarta internazionale, alla confluenza in Democrazia proletaria e poi alla fondazione di questo nostro partito, Rifondazione comunista, a cui Livio ha dato molto più di quanto ha ricevuto. Ma soprattutto abbiamo ammirato il suo rigore morale, il suo ineguagliabile stile politico che lo ha fatto rispettare anche da avversari caparbi e lo ha reso molto amato da quelli che hanno condiviso la sua azione. Non possiamo, in queste poche righe che scriviamo di corsa mentre il giornale va in tipografia, dire della sua lunga vita, del suo pensiero e del suo lavoro. E forse nemmeno saremmo capaci (lo faremo domani con più tempo e più energie). In questi minuti, si stanno accumulando messaggi di condoglianze, forse anche più di quelli che ci saremmo aspettati. Fra tutti va citato quello di "Un Ponte per": un messaggio che, visto il momento, è particolarmente prezioso e spiega meglio di tante parole quello che Livio ha rappresentato. Da ricordare assolutamente, in queste poche righe, è quello a cui Livio si è abbarbicato fino a quando ha potuto trovare un briciolo di forza dentro al suo cuore malato, ciò di cui ci ha parlato ogni volta che siamo andati a trovarlo: il suo ultimo libro, la storia della Quarta internazionale, che pochi giorni fa ci ha affidato per la pubblicazione e che seguiva la biografia "La strada percorsa" uscita lo scorso anno. E' stata la sua preoccupazione più forte. Per ricordarlo come merita, sarà anche la nostra. Ai figli, Gianni e Marco, ma anche a tutti noi, un sincero saluto e un abbraccio.
 

Salvatore Cannavò


    Giacinto Cerone
    (Menfi, 1957;  Roma, 2004) 
é scomparso il 4 ottobre scorso. 
I funerali giovedì 7 ottobre, alle ore 11, nella romana chiesa degli artisti di Piazza del Popolo. 
Il suo linguaggio parlava con l'alfabeto elegante e lucido della ceramica. 
Ma oltre che mediante la scultura, si
esprimeva con intensità anche attraverso i disegni, i gioielli e altro...
Aveva iniziato ad esporre alla fine degli anni Ottanta con mostre in spazi pubblici (Centro d'arte contemporanea di Tor Bella Monaca, Museo d'arte contemporanea di San Sepolcro, Palazzo delle Esposizioni, Yokoama Museum, Accademia di San Luca)  e privati (galleria Bonomo, galleria Oddi Baglioni, galleria Corraini). 
Due anni fa l'ultima mostra,curata da Raffaele Gavarro, presso la galleria Autori Cambi di Matteo Boetti, a Roma.

----- Original Message ----- 
From: "marco fioramanti" <mfioramanti@yahoo.it>
To: "Extrême Jonction" <extremejonction@hotmail.com>
Sent: Thursday, October 07, 2004 10:47 AM
Subject: brutte notizie
 

LUI, ORA conosce il SEGRETO...

 ARRIVEDERCI, GIACINTO...

 
Se potete mettere in rete anche quest'angelo...
Un abbraccio caro
Marco
 

E' MORTO VINCENZO EPIFANI, pittore
(Bari 1947, Roma 2004)

Vincenzo Epifani (Roberto per gli amici) se n'è andato, ci ha lasciato improvvisamente il 25 settembre scorso. La sua voce roca, coronata dalla
barba bianca che si congiungeva su coi capelli bianchi e ricci, il passo lento, la corporatura robusta, insieme al suo gioioso mondo cromatico si
sono arrestati, di colpo, quel tardo pomeriggio di sabato, mentre passeggiava lungo Corso Trieste.
Una vita dura, decisamente, e difficile, quella di Roberto, ma dure sono le scelte dell'artista quando viene messa in gioco l'intera esistenza per
mantenere coerente il proprio credo e si vuole dimostrare che fare pittura è un lavoro serio e a tempo pieno. Era un pittore "giovane", Roberto, ed
eravamo in molti, tra gli amici artisti, a considerarlo tale. Era questa la sua forza, e il suo talento. Leggero e giocoso col pennello quanto diretto, spietato con la parola, ma sempre estremamente umano. Un'amicizia recente la
nostra, ma, come accade - raramente - tra gli artisti, d'immediata sintonia; un'amicizia scandita dagli incontri e da progetti comuni. Nel luglio scorso abbiamo partecipato insieme ad una manifestazione dell'estate romana, al
Prenestino; con altri, eravamo stati invitati ad un'estemporanea di pittura.
Tele e colori a disposizione, e giù a dipingere, ognuno alla sua maniera,sotto gli occhi interessati della gente di passaggio. E' vero che, col senno
di poi, ogni presentimento visionario assume chiara lettura: sua moglie Nia,filosofa e storica d'arte, mi ricordava di quando, in piazza appunto, gli
chiesi se poteva prestarmi un po' d'oro per rifinire l'aureola della mia icona. Si alzò e si sedette accanto alla mia tela, stesa a terra, su un
grande foglio di plastica e mi chiese se poteva terminarla lui. Grande onore e generosità in quel gesto: ho ancora vivo nel cuore quell'immagine, di un uomo che volle "ritoccarsi" l'aureola poco prima d'indossarla.

Marco Fioramanti
 

Per le opere e la storiografia dell'artista vedere il sito:
http://www.interteam.it/Pittura/Epifani/epif03.htm
 

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extremejonction@hotmail.com